Une interruption indésirable

Satoshi se dirigeait avec hâte vers la bibliothèque. Après une journée très chargée par les cours, il n’avait plus qu’une envie: aller s’installer confortablement dans un fauteuil pour lire. La bibliothèque était pratiquement déserte à ce temps-ci de l’année puisque personne n’était assez fou pour commencer à étudier aussi tôt. Cela faisait parfaitement l’affaire de Satoshi qui ne réclamait que du calme et du silence après avoir passé des heures et des heures à se faire harceler par les autres. Enfin bon, harceler était sans doute un trop grand mot puisque ses camarades n’avaient qu’essayé d’engager la conversation avec lui tout en lui posant quelques questions anodines. Mais pour Satoshi qui priorisait son espace personnel, ces élèves n’étaient qu’un irritant de plus dans sa vie qui n’était déjà pas très positive au départ.

En entendant des éclats de voix derrière lui, le jeune garçon allongea le pas et se surpris à remercier intérieurement son don avec le vent. Son sac-à-dos était rempli à craquer avec divers livres qu’il avait emprunté à la bibliothèque. Jamais il n’aurait pu porter tout ce poids normalement, mais avec une poussée magique constante de l’air sur le sac, il n’avait pas l’impression de transporter plus qu’une plume. Cet exercice s’était révélé très fatiguant dans le passé, mais avec l’habitude, Satoshi pouvait le faire, selon le poids impliqué, pendant plusieurs minutes avant de commencer à s’épuiser. N’importe qui de normal aurait tout simplement porté son sac pour économiser son énergie afin de pouvoir accomplir autre chose avec sa magie, mais Satoshi détestait tout simplement tout ce qui était relié à un effort physique quelconque. Il avait donc très vite trouvé plusieurs moyens de compenser avec la magie.

Cette fois, c’était immanquable. Quelqu’un venait définitivement de l’interperller. Argh, et il pouvait même apercevoir la bibliothèque à quelques mètres seulement... si près du but! Refoulant sa frustration de devoir ENCORE indulger quelqu’un avec une conversation, Satoshi se retourna à moitié. Il ne tenait pas à encourager cet *individu* à lui raconter sa vie, il voulait juste savoir pourquoi on ne le laissait pas tranquille. Seules les règles de politesse bien ancrées en lui par ses parents depuis son plus jeune âge l’empêchaient de tout simplement ignorer l’*individu* en question et de continuer comme s’il n’avait rien entendu. Il s'efforça de rendre son expression plus aimable, mais ne réussi qu'à jeter un regard neutre derrière lui. Il attendit de voir pourquoi on l'avait ainsi dérangé...

Une jeune fille blonde, toute rougissante, vint lui porter un papier rose. Satoshi grimaça intérieurement, mais accepta quand même son billet parfumé en le tenant du bout des doigts. On ne savait jamais quels microbes pouvaient s’y retrouver! Il la fixa d’un regard apathique jusqu’à ce que l’importune s’empresse de détaler pour retourner d’où elle venait. Au moins, elle n’avait pas essayé de l’importuner avec un poème ou une quelconque idiotie de ce genre, c’était toujours ça. Satoshi réprima un frisson de dégoût en se remémorant la prestation assez grotesque d’une autre jeune fille dans son cours de musique… Certaines personnes ne pouvaient tout simplement PAS chanter.

Un éclat de rire le sortit de ses sombres souvenirs. Un de ses camarades de classe semblait trouver la situation complètement hilarante et avait même trouvé le culot de lui faire une pointe. Satoshi savait qu’il aurait dû ressentir au moins une pointe d’embarras face à la situation, mais la réalité était tellement déprimante qu’elle en engloutissait tout le reste. Ça ne lui servait à rien de porter attention aux filles ou même de sortir avec l’une d’elle puisque de toute façon, c’était ses parents qui décideraient de la personne qu’il pourrait fréquenter et qui arrangeraient sans doute un mariage de convenance. Alors, la petite blonde aurait pu être la plus belle fille de la planète, ce qui n’était pas le cas, Satoshi était d’accord sur ce point avec l’autre garçon, que cela n’aurait absolument rien changé au fait qu’elle reçoive un rejet de sa part.

Satoshi tourna son regard vers son interlocuteur. Que l’autre ait essayé ou non de le provoquer, c’était assez ambigu. Il allait tout de même lui lâcher un commentaire acerbe pour lui dire de se mêler de ce qui le regardait, question de couper sec à la conversation et que l’autre ne se mette pas en tête de lui raconter ses propres anecdotes amoureuses, mais il changea d’avis en croisant son regard étrangement familier. Il y avait bien un éclat d’arrogance, mais c’était surtout l’étrange vide derrière son expression qui vint le chercher. C’était exactement ce qu’il voyait à chaque fois qu’il se regardait dans un miroir. Cette impression de détachement avec le restant du monde… Donc, que ce fut parce qu’il s’identifiait d’une certaine manière avec lui ou tout simplement parce qu’il était la première personne à lui adresser la parole sans lui chanter ses louanges, Satoshi décida d’être aimable... ce qui lui fut beaucoup plus facile qu’il ne l’aurait cru.

-« Oh, c’est que tu n’as pas vu les autres trolls avant elle… c’était un ange ça! » lança-t-il en lui faisant un clin d’œil moqueur. Il laissa tomber le papier d’un geste négligent et celui-ci, grâce à un courant d’air bien placé, alla se placer sagement dans la poubelle la plus proche. Il n’avait jamais eu aucune intention de le lire. Il avait déjà fait cette erreur une fois, il n’allait certainement pas la reproduire! Sa tête prenant inconsciemment un léger angle sur le côté, il en profita plutôt pour étudier l’autre garçon. Ces cheveux noirs, cet air nonchalant… il lui semblait bien l’avoir déjà vu quelque part. Se maudissant intérieurement parce qu’il ne faisait jamais attention aux autres autour de lui, Satoshi tenta de se rappeler où il avait bien pu le voir avant.

Le jeune inconnu décida de ne pas répondre expressément à la pointe de Takashi. Alors qu’il aurait pu couper court au dialogue, comme son attitude semblait vouloir le démontrer, il se contenta de l’observer. Passer au rayon X n’était pas vraiment quelque chose qu’il appréciait. Et comme pour agrémenter davantage le malaise de la situation, tout le poids de la solitude jusqu’alors très consciencieusement contenu dans son cœur, retomba sur ses épaules. Nerveusement, il tourna ses cheveux entre ses doigts. Ne supportant pas d'être ainsi observé, tel une bête de foire et de ressentir la sensation de culpabilité, le garçon allait détourner les talons quand finalement, le jeune homme répondit.

Takashi sentait son cœur cogner contre sa poitrine. Ce garçon n’avait pas répondu comme tous les crétins susceptibles et paranoïaques qu’il avait pu rencontrer. Jun était complètement décontenancé ; si le jeune homme avait soif de relations, dès qu’il avait enfin une ouverture, il ne savait plus comment s’y prendre. Il se contenta alors de lâcher un petit rire et de regarder le bout de papier se lover dans la poubelle. Ainsi son élément était l’air. Tout en souriant à la poubelle, il songea à cette découverte. Très souvent, on retrouvait une particularité des éléments dans la personnalité ; ou même le physique. Ne connaissant aucunement le brun, il pouvait juste constater que son allure aérienne pouvait trahir cet élément. Sans oublier cette étrange impression qu’il dégage… Cette impression que tout ce qu’il se passe autour de lui, ne fait que le traverser et ne l’atteindra jamais. Il releva le visage sur le brun aux yeux bleus qui l‘observait à nouveau. * En quelques sortes, nous nous ressemblons *.

Afin d’éviter de ressentir autant de gêne que l’instant passé, le jeune homme se décida à répondre sur le même ton que son camarade, c’est-à-dire avec un sourire et essayer de paraître amical et non provocant. Facile à dire. Il soupira intérieurement. Et dire qu’il aurait pu être tranquillement allongé dans l’herbe entrain de regarder les nuages s’enfuirent aux caprices du vent… Et bien non. Il était dans un couloir avec un inconnu et il ne savait pas comment s’y prendre avec lui. Si ça ne tenait qu’à lui, il aurait fait venir un nain avec une expression débile, tenant un panneau «  publicité, revenez dans quelques instants… » afin de se cacher dans un coin et pouvoir réfléchir tranquillement à la situation. Seulement la vie n’est pas comme dans les sitcoms américains. Il décida alors de répondre directement à la moquerie que le jeune homme avait faite :

" C‘est clair. Au moins elle n‘a pas tenté la sérénade… " Jun entendit alors intérieurement une espèce de générique à l’américaine, clôturant un épisode sous le signe du suspense. Il laissa alors échapper un sourire franc, sortit ses mains de ses poches et continua : " Mais à vrai dire, les fille, je ne les regarde pas vraiment. Je les trouve trop ennuyeuses et pas vraiment inventives. J’uis pratiquement sûre que remettre un bout de papier parfumé à ' l’élu de son Coeur ', devant déjà existé y’a plusieurs millénaires… "

Jun se demanda si le moment pour se présenter était venu. Son cœur se remit à cogner rageusement contre sa poitrine. Il ne fallait pas qu’il gâche tout, pas maintenant. Seulement, il ne fallait pas qu’il précipite les choses. Sinon l’autre pourrait croire qu’il n’a pas d’amis et donc que c’est un abruti. Il se tromperait, comme les autres. Enfin c’était vrai qu’il n’avait pas d’amis mais peut-être était-ce parce que finalement, il se complaisait dans la solitude…? Jun se mit une gifle intérieurement. C’était quoi toutes ces conneries qu’il racontait ? Ola, la télé avait une mauvaise influence sur lui, elle le réduisait en guimauve sentimentale. Si le brun aux yeux bleus était comme les autres, c’était son problème. Et n’avoir pas d’amis n’était pas une tare ; après tout, on est jamais mieux servi que par soi-même ! Avalant son anxiété, le jeune homme posa son regard dans celui du jeune homme.

" Jun Takashi. "

Son nom allait lui revenir d’une minute à l’autre, il en était sûr!… … … Kon … … … Vablashi? Non, ce n’était pas exactement ça non plus… Satoshi se creusait désespérément les méninges pour essayer de retrouver au moins le nom du garçon puisqu'il n'avait AUCUNE idée de l'endroit où il avait bien pu le voir avant. Il ne se rendit même pas compte du malaise de l’autre devant son regard insistant ou même de la pause anormalement longue avant d’avoir une réponse. Il en était avec un triomphant Von Katashi lorsqu’il se rendit compte qu’il se faisait parler. Une légère couleur rose lui monta aux joues en réalisant qu’il avait observé fixement Katashi-kun pendant tout ce temps. Il s’empressa de détourner le regard, profitant du prétexte que sa remarque sur les sérénades le fit frissonner d’horreur. Son attention fut par contre bien vite piquée en entendant son commentaire sur les filles. Il releva la tête, surpris. Ils étaient encore plus semblables qu’il ne l’aurait cru sauf que pour Satoshi, ce n’était pas que les filles qu’il trouvait parfois ennuyeuses et faibles d’esprit, c’était les gens en général. Ils étaient tous tellement superficiels..! Il hocha donc la tête d’un air approbateur aux paroles de Katashi-kun.

Tout fier de se rappeler de son nom (c’était bien une première de sa part), il s’apprêtait à lui proposer d’aller à la bibliothèque avec lui, question de découvrir subtilement où il avait bien pu le voir avant, sauf que l’autre garçon le devança en lui disant son nom. Jun… Takashi?!? Satoshi ne pouvait que se réjouir qu’il n’ait pas eu l’occasion de l’appeler Katashi-kun. Pour quel sorte d’imbécile Jun l’aurait-il prit dans ce cas? … mais, ce n’est pas comme s’il portait une attention à ce que les autres pensaient de lui, AUCUNEMENT! Un vrai bloc de glace, que personne n’en doute. Il n’était d’ailleurs pas trop tard pour revenir à la normale et couper court à la conversation. Un regard glacé et une phrase acerbe et il en serait débarrassé en moins de temps qu’il n’en prend pour cligner des yeux.

C’est à ce moment que Satoshi fit la même erreur qu’au début de leur conversation : il croisa le regard de Jun. L’autre s’attendait à se faire rembarrer, ça se voyait clairement dans son regard. Satoshi en fut légèrement décontenancé, mais il se reprit rapidement. Ha, s’il croyait que Satoshi allait faire ce qu’il voulait, il se mettait le doigt dans l’œil! Qu’il ne soit pas dit que parce qu’il était sous le contrôle absolu de ses parents, il allait tranquillement faire tout ce qu’on attendait de lui! Pas question! Jun s’attendait à ce qu’il ne lui donne pas son nom et qu’il l’envoie promener? Eh bien, non seulement Satoshi allait se présenter, mais il allait également contribuer à la conversation!… il devait seulement trouver comment…

-«Satoshi Katamura, heureux de faire ta connaissance Takashi-kun», lui dit-il avec un sourire courtois. Que dire, que dire… «Euh, j’allais à la bibliothèque porter quelques livres, si ça te dit de venir avec moi.»

Bon c’était pas génial, mais maintenant la porte était grande ouverte pour un refus catégorique. Jun refuserait en inventant une excuse quelconque, Satoshi ferait semblant d’être désolé et lui dirait un faux «une autre fois sans doute» eh voilà, histoire close! Il aboutirait au même résultat que s’il avait répondu de façon acerbe dès le départ MAIS ce, sans respecter ce qui était attendu de sa part! Satoshi savoura le goût de la satisfaction en tentant d’ignorer l’affreuse saveur amer qu’elle lui laissait… laissant penser que, après tout, il ne voulait peut-être pas à ce point cette conclusion.